Par France Hatron
Sugar Man, qui a obtenu l’Oscar du meilleur documentaire, nous l’avait révélé, dévoilé, décrypté. On peut désormais raisonnablement penser, après avoir encouragé Sixto Rogriguez sur scène, que Sugar Man de Malik Bendjelloul l’a aussi précipité dans la fosse aux ours du Zénith, le 4 juin dernier.
Sixto, tu n’étais pas destiné à sortir de l’ombre à 71 ans. Tu aurais dû rester un héros très discret. Tes admirateurs l’ont bien compris. Ils ne t’ont pas hué sur ta scène trop grande pour toi lorsque ta guitare t’échappait. Ils ont préféré se cacher derrière leur bière pour rire nerveusement lorsque ta voix déraillait. Ils avaient les larmes aux yeux quand tu buvais ton vin en tremblant sous leur nez. Ils auraient voulu t’écouter toute la nuit et pourtant ils avaient hâte que tu rentres te coucher. S’ils avaient pu, ils t’auraient bordé pour toujours. Tristes, comme toi, beaucoup se sentaient aussi coupables d’être là, parce que leur place, tout comme la tienne, n’était pas là ce soir-là.
Comme les grands fragiles de ce monde, tu dois avoir beaucoup d’humour et soyons sûrs que tu sourirais d’entendre que nous avons préféré ton documentaire à ton concert ! Mais nous ne regrettons rien. Grâce à toi, nous avons compris que le talent et la gloire n’avaient rien à voir, que ton parcours unique faisait de toi ce personnage unique qui n’a jamais rien eu à prouver. Et surtout pas qu’il avait du talent.
Sixto, tu es né Rodriguez et, loin des pseudos racoleurs en tous genres, tu es resté un Rodriguez. Avec ton sourire au charme discret et ta moue mi sensuelle mi tragique, tu séduis à la légère et tu irradies sans le savoir, à la mexicaine peut-être puisque tes racines sont là-bas.
Né en 1942, à Détroit dans le Michigan, tu as fait des études comme beaucoup d’entre nous, tu as grandi la musique au ventre, comme quelques-uns d’entre nous, mais ta voix sublime et ton talent auraient dû te démarquer pour toujours, comme personne. Au début des années 70, tu as écrit toi-même tes deux sublimes albums de folk qui t’ont hissé au rang de diva en Afrique du Sud sous le régime de l’Apartheid. Tes disques se sont vendus autant que ceux des Beatles et tu ne l’as pas su. Courageux, libre et digne, pendant ces longues décennies, tu as poursuivi humblement ton métier de maçon et vécu comme si public tu n’avais jamais eu et gloire jamais connu. Durant toutes ces années à façonner les maisons des autres, tu n’imaginais pas que tu façonnais en même temps ton image et qu’un jour tes enfants te verraient faire le tour du monde sous les sunlights et qu’ils t’admireraient autant que nous.
Sixto, cette vie rêvée, elle est arrivée trop tard et t’a fait boire la tasse. Elle t’a dépassé et emporté au passage, comme la vague. Parce qu’elle ne devait pas correspondre à ta vision du bonheur : « le succès est d’avoir ce que vous voulez, mais le bonheur est d’accepter ce que vous avez. » Nous, nous t’aimons pour ce que tu es, pour tout ce que tu n’as pas fait comme les autres et parce que tu n’en veux à personne d’avoir été laissé pour mort si longtemps.