Par Nicolas Schmidt
De Jacques Rivette, on connaît son appartenance à la Nouvelle Vague et aux Cahiers du Cinéma, dont il fut le rédacteur en chef de 1963 à 1965. Durant son travail critique, il a également réalisé, pour la télévision, Jean Renoir le patron (1966), dans la série de Janine Bazin et André S. Labarthe, Cinéastes de notre temps. Par ailleurs, il fera lui-même sujet de Jacques Rivette le veilleur, par Serge Daney (1994), dans la nouvelle série Cinéma de notre temps.
Les Cahiers du Cinéma ont été en quelque sorte la première « équipe » dans laquelle s’est retrouvé Rivette, son cinéma tendant à retrouver de film en film, dans l’esprit de troupe de théâtre, les mêmes collaborateurs, dans l’écriture (Jean Gruault, Eduardo de Gregorio, Marilù Parolini, Pascal Bonitzer, Christine Laurent), la photographie (William Lubtchansky), le décor (Manu de Chauvigny), le montage (Nicole Lubtchansky), la production (Georges de Beauregard, Stéphane Tchalgadjieff, Barbet Schroeder, Martine Marignac), le travail de scripte (Lydie Mahias), etc., et dans nombre de ses films, Suzanne Schiffman.
De la Nouvelle Vague, il sera le seul à ne pas créer de structure de production, se tenant toujours loin des médias, composant des films de longues durées, ne connaissant que quelques succès commerciaux ; cultivant discrétion jusqu’au mystère, il est un cinéaste dont on peut dire : « Le véritable metteur en scène est un archéologue : il part à la recherche d’un objet enfoui, il dédaigne la beauté plastique immédiate pour une beauté plus secrète qui lui vient en idées. » (Hélène Frappat, Jacques Rivette, secret compris, Cahiers du Cinéma, coll. « Auteurs », 2001, p. 85).
Les films de Rivette sont le fruit d’un travail collectif, associant expérimentation, commedia dell’arte, happening : exemple de L’Amour fou (1969, avec Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon). Ils sont souvent construits autour de personnages féminins, en tout premier lieu Bulle Ogier – Rivette fera tourner mère et fille, Pascale Ogier (très tôt disparue) dans Le Pont du Nord (1981, avec Pierre Clémenti), errance mystérieuse et affective, dans Paris, des deux femmes, aux prises avec de mystérieux individus.
Du cinéaste, on connaît également, pour s’en tenir aux longs métrages, La Religieuse (1967, avec Anna Karina), d’après Diderot, film qui avait été l’objet d’une cabale, qui se retournera finalement en sa faveur. Le film fait montre de spiritualité, tout comme Jeanne la Pucelle (1994), dont il donnera une lumineuse figure ; dans son film, il joue lui-même un prêtre venu exorciser Jeanne : aurait-t-il voulu aussi exorciser son interprète, Sandrine Bonnaire, comme elle-même l’a écrit (Le Roman d’un tournage, Jeanne la Pucelle, Jean-Claude Lattès, 1994, p. 39-40) ?
Dans un autre registre, qui lui est tout aussi familier, le cinéaste mêle fantaisie, comédie, fantastique : c’est Céline et Julie vont en bateau (1974, avec Juliet Berto, Dominique Labourier, Bulle Ogier, Marie-Fance Pisier), avec, entre autres références, Louis Feuillade. Le mode feuilletonnesque se retrouve dans Out 1 nolli me tangere (1971), en 12 épisodes, pour une durée totale de 12h40, récits croisés autour d’une société secrète, inspirés de L’Histoire des Treize de Balzac. Auteur de prédilection du cinéaste, Le chef d’œuvre inconnu donnera lieu à La Belle Noiseuse (1991, Grand Prix au festival de Cannes), impressionnant face à face entre le peintre (Michel Piccoli) et son modèle (Emmanuelle Béart, offrant toute sa nudité). Suivant une narration plus classique, et film en costumes, La Duchesse de Langeais deviendra Ne touchez pas la hache (2007, avec Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu, lequel dira s’être « senti grandi »).
On est dans le récit d’apprentissage, avec Paris nous appartient (1961), premier long métrage de Rivette, lequel traite d’un thème qui reviendra dans son œuvre, le complot, ici avec une référence à Fritz Lang, dont on voit un court extrait de Metropolis. Apprentissage et confrontation au monde adulte se rencontrent également dans Hurlevent (1985, avec Fabienne Babe et Lucas Belvaux), d’après Les Hauts de Hurlevent d’Emily Bronte. Pour leur part, les apprenties comédiennes de La Bande des quatre (1989, avec Laurence Cote, Fejria Deliba, Bernadette Giraud, Ines d’Almeida) doivent affronter à la fois une enseignante des plus exigeantes (Bulle Ogier) et un curieux personnage (Benoit Régent) qui s’incruste dans la maison qu’elles occupent. Haut, bas, fragile (1995) fait suivre, en danse et chansons, l’errance dans un Paris estival de trois jeunes femmes (Nathalie Richard, Laurence Cote, Marianne Denicourt), un décorateur de théâtre (André Marcon) faisant le lien entre elles. Enfin, c’est aussi dans l’attente d’un personnage, qui ne vient pas, que se produit une rencontre inattendue entre Maria Schneider et Joe Dallessandro dans Merry-go-round (1983), entraînant dans toute sorte de « manège ».
Dans des croisements d’histoires, de genres, d’époques, d’influences (Alice au pays des merveilles, Don Quichotte…), les personnages chez Rivette sont souvent à la recherche ou en quête, d’un individu, d’un objet… C’est le cas par exemple dans les « Scènes de la vie parallèle », films ouvrant sur des personnages fantomatiques, comme dans Duelle (1976, avec Juliet Berto, Bulle Ogier, Hermine Karagheuz), où les filles de la lune et du soleil rivalisent pour s’emparer d’une pierre mystérieuse, périple parisien accompagné par le chorégraphe et danseur Jean Babilé, et avec improvisation au piano de Jean Wiener. Guerrières et vengeresses s’affrontent sur une île en de singuliers combats, dans Noroît (1976, avec Géraldine Chaplin, Bernadette Lafont), d’après La Tragédie du vengeur, de Cyril Tourneur. Enfin, commencé dans ces mêmes années puis abandonné, un autre projet, un amour entre un vivant et une morte, deviendra, beaucoup plus tard, Histoire de Marie et Julien (2003, avec Emmanuelle Béart, Jerzy Radziwilowicz, Anne Brochet).
Ce sont d’autres genres de visions qui traversent, dans une veine plus légère, L’Amour par terre (1984, avec Géraldine Chaplin, Jane Birkin, André Dussollier, Jean-Pierre Kalfon), dans une vaste demeure où des comédiennes ont été conviées à répéter, par un auteur en train d’écrire une pièce de théâtre.
Le théâtre, on le sait, est permanent chez Rivette, offrant nombre d’occasions de face-à-face et de huis-clos. Il a lui-même mis en scène quelques pièces : outre La Religieuse (en 1963), Bajazet de Racine, et Tite et Bérenice de Corneille (en 1989). Quant à Va savoir (2000, avec Jeanne Balibar, Sergio Castellitto, Jacques Bonnaffé), le film tourne autour de retrouvailles sentimentales, pendant qu’on répète Comme tu me veux de Pirandello, et qu’un duel, façon western, se produira sur les cintres du théâtre entre les deux prétendants… Autrement, c’est le personnage d’Electre qui irrigue la tragédie familiale de Secret Défense (1998, avec Sandrine Bonnaire, Jerzy Radziwilowicz, Grégoire Colin), où une jeune femme, avec son frère, part à la recherche des causes de la mort de leur père, des sœurs jumelles (Laure Marsac) venant encore ajouter au trouble des personnages.
Enfin, mime et cirque sont au rendez-vous de 36 vues du pic Saint-Loup (2009, avec Jane Birkin et Sergio Castellitto,), retour aux origines du cinéma pour le dernier film de Jacques Rivette.